Anomalies préopératoires de l’hémostase

Gabriel Lévy : Attaché-consultant des hôpitaux
Département d’anesthésie-réanimation (professeur G François), centre hospitalier universitaire de la Timone, boulevard Jean-Moulin, 13385 Marseille cedex 5 France
Résumé
Les anomalies préopératoires de l’hémostase donnent lieu à des
manifestations hémorragiques ou thromboemboliques au cours ou au décours de l’intervention. Les manifestations hémorragiques seront les seules étudiées dans cet article. La connaissance des mécanismes physiopathologiques de chacune de ces anomalies, de leur degré de gravité, des moyens de leur diagnostic et de leur traitement est nécessaire pour préparer le malade à l’intervention et le surveiller pendant la période postopératoire.
DÉPISTAGE PRÉ OPÉRATOIRE
Ces anomalies sont en général connues par le malade. Cependant, certaines ne sont révélées qu’au cours d’un acte chirurgical. Il est donc indispensable de les dépister avant l’intervention.
Interrogatoire
Il est capital, car de lui dépend la prescription des examens biologiques. Pour être le plus minutieux possible, il doit être réalisé sous la forme d’un inventaire, au moyen d’une feuille aide-mémoire dont un exemple est donné dans le tableau I.Si le malade connaît son trouble de l’hémostase, l’interrogatoire doit évaluer la gravité du risque en faisant préciser la répétition des hémorragies, le caractère spontané ou provoqué (interventions chirurgicales antérieures), le recours aux transfusions (fréquence et quantité), l’existence d’une anémie, l’apparition d’un anticorps. Dans le cas où le malade paraît indemne d’une affection hémorragique, l’interrogatoire, néanmoins, doit être systématique et porter sur les trois points principaux suivants.
Antécédents personnels et familiaux
Il faut rechercher une diathèse hémorragique congénitale passée inaperçue car la révélation clinique n’est pas toujours évidente. Si, dans les formes majeures de la maladie, la manifestation est précoce et répétée (maladie de Glanzmann, afibrinogénémie, hémophilie…), les formes mineures ou modérées ne sont parfois révélées que par un acte chirurgical.
Affections contemporaines de l’intervention
De nombreuses affections aggravent le risque hémorragique de l’intervention.
L’anomalie la plus fréquente est un déficit plaquettaire acquis [8]. Les thrombopénies, contrairement aux thrombopathies, sont facilement mises en évidence par l’exploration biologique. Une attention particulière doit être accordée à l’insuffisance rénale chronique et à certaines cardiopathies congénitales qui provoquent également des thrombopathies, ainsi qu’aux affections hépatiques qui retentissent sur tous les stades de l’hémostase.
Médicaments
Il est indispensable de connaître tous les traitements suivis depuis moins de 10 jours car le délai de persistance des effets est difficile à établir. Ainsi, pour les anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS), il correspondrait à cinq demi-vies plasmatiques [19]. Cependant, cette durée de demi-vie plasmatique est variable pour des médicaments d’une même classe. Elle est, par exemple, de 75 à 100 heures pour la phénylbutazone et de 1 à 2 heures pour les dérivés de l’acide propionique (Profénid). Il faut tenir compte, aussi, du taux de renouvellement des plaquettes, lorsque ces médicaments sont, comme l’aspirine, des antiagrégants plaquettaires irréversibles. Mais l’existence d’un traitement n’est pas une information facilement obtenue, soit par oubli, soit parce que le médicament est considéré comme anodin par les malades, l’aspirine par exemple. De très nombreux médicaments ont des effets secondaires sur la qualité des plaquettes, souvent méconnus car la mise en évidence biologique de ces thrombopathies est complexe. Ceux le plus fréquemment mis en cause sont l’aspirine, les anti-inflammatoires non stéroïdiens, la pénicilline G et le Clamoxyl à fortes doses.Le cas des médicaments antithrombotiques (antiplaquettaires, antivitamines K et héparines) est particulier (cf infra).
Enfin, en cas de réintervention précoce, il faudra tenir compte de l’influence éventuelle sur l’hémostase des substituts colloïdaux et des transfusions massives récemment administrés [40, 87]. Toutefois, il faut s’interroger sur la fiabilité de l’interrogatoire qui conditionne la nécessité ou non d’une exploration biologique [72]. Dans la plupart des cas, il permet d’obtenir les renseignements indispensables sur l’état de santé du malade. Il faut, cependant, connaître les quelques limites de cet interrogatoire. La notion d’absence d’antécédents personnels est fragile dans le cas de l’enfant qui n’a pas eu le temps de révéler une anomalie de l’hémostase, et de l’adulte s’il n’a pas eu l’occasion de la manifester au cours d’une intervention chirurgicale antérieure. Au demeurant, une intervention antérieure sans complications hémorragiques n’implique pas que la suivante en soit indemne car l’anomalie peut être acquise. Par ailleurs, un certain nombre d’anomalies restent asymptomatiques.
Enfin, la bonne exploitation de cet interrogatoire est fonction du sujet qui y est soumis (environ 10 % des malades ne peuvent être correctement interrogés) et du médecin qui l’interroge. En définitive, si de nombreux travaux démontrent l’inutilité d’une exploration biologique systématique en raison de la faible performance des tests de dépistage [10, 82], le Groupe d’étude pour l’hémostase et la thrombose (GEHT) de la Société française d’hématologie fait remarquer que ces études ont été réalisées, le plus souvent, par des anesthésistes » rompus à la pratique d’un interrogatoire orienté « . Aussi ce groupe ne recommande-t-il l’abandon de tout examen biologique que progressivement et prudemment, après une » formation initiale et continue des médecins » et l’établissement précis des risques hémorragiques en fonction de la procédure chirurgicale, voire de l’équipement du centre de soins [39]. De même, les » références médicales opposables « , retenues par la Caisse nationale d’assurance maladie au chapitre des examens préopératoires de l’hémostase, n’excluent que le dosage de la fibrinémie et de l’antithrombine III, dont la prescription systématique était notoirement inutile.
Recherche des saignements
Elle est d’autant plus importante que la nature du saignement permet d’orienter la recherche de l’anomalie biologique.
Hémorragies extériorisées
Elles sont signalées au cours de l’interrogatoire : épistaxis, hémoptysies, hématémèses et melaena, rectorragies, hématuries, hémorragies génitales. Au contraire, les saignements tégumentaires ou profonds doivent être recherchés.
Télangiectasies
Elles sont faciles à reconnaître : de couleur lie-de-vin, s’effaçant à la vitropression, de taille et de forme variables, elles siègent sur la peau et sur les muqueuses et saignent facilement.
Purpura
Il évoque d’emblée un trouble de l’hémostase primaire ou de la fibrinolyse. Les pétéchies et les ecchymoses en sont les manifestions les plus classiques. Les ecchymoses dites en carte de géographie, les reprises du saignement aux points de piqûre, sont des signes évocateurs d’une coagulation intravasculaire disséminée (CIVD).
Hématomes
Ils signent presque toujours un trouble de la coagulation plasmatique. Le diagnostic est facile lorsqu’ils sont superficiels, mais il l’est moins lorsqu’ils sont profonds (gaines musculaires, sous-périoste).
Hémarthroses
Elles sont caractéristiques de l’hémophilie.
Explorations biologiques
Après un interrogatoire et un examen clinique minutieux, et selon le type de chirurgie, l’exploration biologique est inutile dans 40 % des cas [10]. Si cette exploration paraît nécessaire, elle comporte, dans un premier temps, l’étude de l’hémostase primaire et celle de la coagulation plasmatique. L’exploration de l’hémostase primaire est réalisée par un temps de saignement, mais sa performance diagnostique est contestée [6, 13, 44, 74, 82], et, surtout, par une numération des plaquettes. La coagulation plasmatique est étudiée grâce au temps de céphaline activé, au dosage du fibrinogène et au temps de Quick. Les algorithmes présentés [fig 1 et fig2 et fig3) permettent d’orienter le diagnostic. En théorie, seules les thrombopathies échappent à cette investigation, ainsi que l’exceptionnel déficit du facteur XIII. Toutefois, les déficits frustes ne sont pas toujours révélés et inversement, certains déficits (en facteur XII par exemple) perturbent de façon notable l’exploration, alors qu’ils sont dépourvus de risque hémorragique. Qu’une anomalie de l’hémostase soit connue, ou soupçonnée à l’occasion de ces examens, il faut toujours préciser les taux du ou des facteurs déficitaires car la conduite à tenir dépend de leur concentration plasmatique.
Pour les raisons déjà évoquées, l’exploration systématique est maintenue pour l’enfant jusqu’à l’âge de 3 ans, mais dès l’âge de l an les taux sont normalement quasi identiques à ceux de l’adulte .
Risque hémorragique : fréquence et gravité
La fréquence des déficits congénitaux et acquis est environ de 1 à 2,5 pour mille [10, 43]. Les déficits acquis sont les plus fréquents. Les déficits congénitaux en facteurs de la coagulation ou en plaquettes ne sont rencontrés que chez un sujet sur 10 000 environ. Ils portent le plus souvent sur le facteur VIII et le facteur von Willebrand. Acquis ou congénitaux, les déficits sont surtout quantitatifs. Les déficits qualitatifs par anomalie moléculaire (fibrinogène, prothrombine, facteur von Willebrand) sont rares. Dans certaines circonstances (hémopathie, cancer, insuffisance rénale et hépatique…), des anomalies plaquettaires sont associées à d’autres déficits qui majorent le risque. Enfin, un traitement anticoagulant ou par un antiagrégant plaquettaire est une cause assez fréquente de perturbation de l’hémostase lors de l’exploration préopératoire.
Le risque est différent selon les anomalies rencontrées. Il est majeur pour l’hémophilie A ou B, et à un degré moindre, pour les thrombopénies. Ces affections sont donc à la fois les plus fréquentes et les plus graves. Parfois, le risque est difficile à préciser quand il n’y a pas de relation entre le taux du facteur et la survenue d’une hémorragie chirurgicale comme pour les déficits en facteurs VII [86] ou XI [18]. Il importe, également, de tenir compte du type d’intervention et de la procédure chirurgicale. Ainsi, une intervention au cours de laquelle une hémostase soigneuse peut être réalisée directement sur les vaisseaux, sous le contrôle de la vue, est moins dangereuse qu’une intervention sur un champ opératoire réduit et dans une région très vascularisée comme c’est le cas pour l’amygdalectomie. Enfin, le risque est différent selon qu’il s’agit d’une chirurgie réglée (pour laquelle le temps n’est pas compté pour la préparation du malade) ou d’une chirurgie d’urgence.