Problèmes particuliers de la transfusion massive
Résumé
La règle actuelle est de transfuser moins et mieux. Cependant en cas d’anémie aiguë, le maintien du pouvoir oxyphorique du sang circulant est une nécessité vitale et la transfusion de produits sanguins reste indispensable. La transfusion rapide d’une grande quantité de sang homologue peut induire chez le receveur des complications dont la connaissance du mécanisme physiopathologique permet souvent la prévention [5, 9, 17]. La transfusion massive est habituellement définie comme la transfusion, sous forme de sang homologue, d’au moins l’équivalent d’une masse sanguine en moins de 24 heures. Avec l’amélioration des techniques de conservation du sang, de la transfusion et de la réanimation, en pratique clinique les complications apparaissent pour des volumes transfusés plus importants. Ainsi la transfusion massive désigne, soit la transfusion en 24 heures d’un volume nettement supérieur à une masse sanguine, soit une transfusion très rapide, c’est-à-dire atteignant 100 ml/min ou plus pendant plusieurs minutes. Par extension, et en raison de son utilisation de plus en plus fréquente, il faut inclure dans le calcul des volumes transfusés, le sang autologue récupéré et retransfusé en période perou postopératoire. Nous envisagerons successivement les points suivants : hémostase et transfusion massive ; hypothermie et réchauffement du sang transfusé ; accélération de la transfusion ; complications pulmonaires ; complications métaboliques.
HÉMOSTASE ET TRANSFUSION MASSIVE
Un syndrome hémorragique diffus n’est pas rare au cours des transfusions massives [2, 4, 11, 12].Il associe des saignements aux points de ponction, en particulier aux points d’insertion des cathéters veineux, à partir des plaies chirurgicales, des saignements cutanés (pétéchies, ecchymoses), et muqueux (gingivorragies, hématurie, aspirations trachéales sanglantes).
Chez le sujet sans antécédent, un saignement anormal n’apparaît qu’après transfusion d’au moins une masse sanguine (soit environ 10 culots globulaires), voire deux masses sanguines [2, 4, 7].
La quantité de sang transfusé n’est qu’un des facteurs déclenchants du syndrome hémorragique. En effet une transfusion massive réalisée pour une lésion accessible à un traitement chirurgical efficace ne compromettra pas les capacités d’hémostase de l’organisme.
Mais souvent la transfusion massive est justifiée par une hémorragie dont le traitement radical est difficile ou retardé, et c’est la poursuite du saignement et le collapsus cardiovasculaire qui entretiennent le syndrome hémorragique. Trois facteurs principaux sont habituellement incriminés dans la survenue d’un syndrome hémorragipare lors d’une transfusion massive. Il s’agit respectivement des modifications quantitatives et qualitatives des plaquettes, de la survenue d’unecoagulopathie de consommation ou coagulation intravasculaire disséminée (CIVD) et de la dilution des facteurs de l’hémostase.
Thrombopénie et thrombopathie
La thrombopénie est fréquente au cours d’une transfusion massive, le remplacement d’un volume sanguin divisant sensiblement par deux la valeur initiale des plaquettes. Cette thrombopénie est en partie la conséquence de la dilution progressive du pool plaquettaire par des apports de sang dépourvus de plaquettes. De même, le sang récupéré dans le champ opératoire et retransfusé après lavage par l’intermédiaire d’un appareil de récupération ( » cell-saver « ) ne contient plus de plaquettes. Pour certains, la thrombopénie est proportionnelle au nombre d’unités de sang transfusées [4, 12, 26]. Pour d’autres, cette relation n’existe pas [2, 11]. Le plus souvent, le taux de plaquettes diminue nettement moins que ne le laisse prévoir la simple dilution. Ceci serait dû à une libération deplaquettes stockées dans la rate ou la moelle. Après transfusion, le taux de plaquettes continue à diminuer pendant 2 à 3 jours et augmente à partir du quatrième jour [12]. Cela correspond au délai de maturation des mégacaryocytes. Au cours des transfusions massives, une thrombopathie est favorisée par l’acidose, l’hypothermie, l’hypocalcémie et le collapsus cardiovasculaire. L’altération des fonctions plaquettaires se traduit par un allongement du temps de saignement et une diminution de l’agrégabilité des plaquettes [12].
La relation entre thrombopénie et saignement anormal est controversée. Lorsque survient un saignement anormal lors d’une transfusion massive, de multiples anomalies de l’hémostase autres que la thrombopénie peuvent être en cause. La seule façon d’établir une relation entre thrombopénie et saignement anormal est d’étudier l’effet de la transfusion de plaquettes lors d’une thrombopénie détectée par la numération plaquettaire, mais avant la survenue d’un saignement anormal. Une telle transfusion prophylactique esten général considérée comme inutile [19, 27]. Une étude prospective randomisée chez 33 patients a comparé l’administration prophylactique de 6 unités de plaquettes à celle de 2 unités de plasma frais congelé, après chaque transfusion de 12 unités de sang total.
L’évolution des patients a été semblable dans les deux groupes avec une fréquence identique de saignements anormaux [27].
Coagulopathie de consommation
La thrombopénie peut être liée à une coagulopathie de consommation ou CIVD,
en particulier s’il existe un choc [19]. Cependant la transfusion massive est rarement le facteur déclenchant exclusif d’une CIVD. Lors d’une transfusion massive, l’apparition de perturbations biologiques et cliniques évocatrices d’une CIVD est presque toujours liée à la poursuite du saignement initial et à un état hémodynamique instable.
Dilution des facteurs de coagulation
Les concentrés globulaires ne contiennent pratiquement pas de facteurs de la coagulation et le sang total n’est plus disponible.
Dans ce dernier, les facteurs labiles (facteurs V et VIII) disparaissent progressivement, surtout au-delà de 15 jours de conservation.
Au cours des transfusions massives, il existe une dilution progressive des facteurs de coagulation, en particulier I, II, V, VII, VIII et IX [13, 22].
Cette dilution n’est que partiellement proportionnelle au volume de concentrés globulaires et de cristalloïdes administrés. Les différents facteurs de coagulation ne sont pas affectés de la même manière, mais la plupart baissent à la phase initiale. La diminution la plus importante touche le facteur V. Le facteur VIII, qui est une protéine qui augmente lors des états d’agression en raison d’une synthèse et d’une libération par l’endothélium vasculaire, diminue moins que le facteur V, et peur parfois rester à un taux normal. Le fibrinogène remonte très vite, tandis que le facteur VII reste bas pendant plusieurs jours. Outre la dilution, comme pour les plaquettes, il peut exister une consommation des facteurs lors d’une coagulopathie de consommation surtout si un état de choc est associé.
La dilution entraîne une perturbation des tests de coagulation comme le temps de Quick et le temps de céphaline activé. Néanmoins, malgré ces perturbations biologiques, il n’est pas toujours observé de saignement anormal. Ainsi pour un taux de facteurs entre 20 et 40 %, le risque hémorragique est inconstant alors qu’il devient constant pour des taux inférieurs à 20 % [2]. Le taux minimal de facteurs recommandé chez un patient traumatisé ou opéré est d’environ 40 %.
Le sang autologue récupéré et traité par » cell-saver » ne contient pratiquement plus de facteurs de la coagulation.
De plus, lorsque les quantités de sang traitées sont supérieures à une masse sanguine, la quantité d’héparine utilisée pour l’anticoagulation du sang récupéré et perfusé n’est plus négligeable et peut aggraver le saignement.
Conduite thérapeutique
Dans la pratique,
la conduite thérapeutique est dictée par la confrontation des signes cliniques d’une hémorragie anormale aux anomalies biologiques de l’hémostase. Une thrombopénie isolée, sans saignement anormal, ne justifie pas l’administration prophylactique de plaquettes ou de plasma frais congelé. Lorsque survient une hémorragie anormale la conduite thérapeutique est au mieux guidée par les résultats des tests d’hémostase. Dans la pratique la numération plaquettaire peut être obtenue presque immédiatement. En revanche, les autres tests nécessitent un certain délai. Dans un avenir proche, les résultats biologiques seront disponibles plus rapidement grâce à l’emploi d’appareils de mesure compacts et disponibles au bloc opératoire, du temps de Quick et du temps de céphaline activé (appareil type Biotrack 512, Ciba-Corning) [5].
Lorsque au cours d’une transfusion massive survient un syndrome hémorragipare le traitement fait appel à la transfusion de concentrés plaquettaires et de plasma frais congelé (PFC). On admet qu’un chiffre de 50 000 plaquettes/mm3 permet une hémostase correcte des plaies traumatiques ou chirurgicales. Cependant des chiffres plus bas peuvent être observés sans saignement anormal. La plupart des travaux récents recommandent la transfusion de plaquettes si la thrombopénie est associée à un saignement anormal [12, 17, 27]. Lorsque existe un traumatisme crânien, il semble nécessaire de maintenir un chiffre plaquettaire de 80 000/mm3 [7], voire de 100 000/mm3 afin de limiter le risque de saignement intracrânien [6].
Les indications du PFC sont difficiles à dégager à partir des études publiées. En effet la plupart des études expérimentales et cliniques ont été réalisées avec du sang total ou du sang total modifié, c’est-à-dire simplement dépourvu de cryoprécipités. Ce sang apporte une certaine quantité de facteurs de la coagulation plasmatiques et dans ces conditions il est impossible de conclure à l’inutilité du PFC lors de la transfusion massive. Cependant, le volume de concentrés érythrocytaires transfusé, même s’il dépasse une masse sanguine circulante, n’est pas en lui-même une indication de PFC. S’il n’y a pas de saignement clinique, et si les tests d’hémostase ne sont pas en dessous des valeurs seuils indiquées précédemment, l’apport prophylactique de PFC n’est pas nécessaire [10, 20, 24]. La transfusion de PFC est nécessaire en présence d’un saignement diffus et d’un temps de Quick supérieur à 1,5 fois le témoin [7, 17] ou à 1,8 fois le témoin [2]. En l’absence de résultats biologiques, un saignement anormal, surtout s’il survient lors d’une situation clinique connue pour s’accompagner d’un syndrome de défibrination ou d’une CIVD, justifie la transfusion de PFC. Ceci est tout particulièrement vrai lors d’un traumatisme crânien, lors des hémorragies obstétricales et lors de la transplantation hépatique.
En présence d’un saignement diffus,
on s’attachera à maintenir un taux de prothrombine supérieur à 50 %, un fibrinogène supérieur à 0,5 g/l et des plaquettes supérieures à 50 000/mm3 [7, 17]. Un dernier élément doit être pris en compte. Depuis janvier 1993, le plasma frais est viroatténué ou sécurisé. Le risque de transmission des principaux virus (VIH, hépatite C) est très faible. En revanche, les plaquettes exposent toujours au risque de transmission de maladies virales, d’autant plus qu’elles proviennent de plusieurs donneurs dans le cas des concentrés standards de plaquettes, qui restent les plus utilisésen urgence.