Compensation des pertes de globulesrouges en chirurgie

Résumé. – Malgré de nombreuses recommandations de bonne pratique clinique (RBPC), les pratiques transfusionnelles en chirurgie restent très variables d’une équipe à l’autre, ce qui laisse encore une place à leur amélioration. La physiologie du transport de l’oxygène (TO2) suggère fortement que le seuil transfusionnel ne peut être une valeur unique de la concentration de l’hémoglobine (Hb). Quand Hb est comprise entre 7 et 10 g/dL, la décision de transfuser doit prendre en compte les différents facteurs connus pour modifier la tolérance à l’anémie, ainsi que l’évolutivité actuelle ou potentielle du processus hémorragique et les moyens de surveillance disponibles. Dans le cadre d’un programme de transfusion autologue différée (TAD), trois prélèvements, réalisés entre j20 et j10, permettent une économie de près de deux concentrés de globules rouges (CGR) homologues. Toutefois, cette technique ne présente un intérêt que si les pertes prévisibles sont supérieures à 2 000 mL, chez un homme de corpulence moyenne et en bonne santé. Elle n’est pas recommandée par l’ANAES, quand l’espérance de vie est inférieure à 10 ans. Une aphérèse réalisée 3 semaines avant l’opération permet le prélèvement d’une quantité de globules rouges (GR) équivalente à celle de deux ou trois prélèvements standards. Cette technique limite le nombre des déplacements et des examens, et semble augmenter la régénération des GR avant l’opération. La réalisation des prélèvements pour TAD, chez des patients ayant une pathologie cardiocirculatoire, n’est pas exempte de risque, mais la seule contre-indication médicale formelle à une TAD est la présence réelle ou potentielle d’une infection.
L’hémodilution préopératoire ne présente un intérêt que si elle abaisse l’Hb audessous de 9 g/dL, et que si les pertes sanguines prévisibles sont bien supérieures à 30 % du volume sanguin théorique. Même dans ces conditions, son rendement est moindre que celui de la TAD. L’efficacité de la récupération peropératoire n’a véritablement été établie que dans le cadre de la chirurgie cardiaque et aortique.
Un lavage est recommandé par l’ANAESquand le volume récupéré est supérieur à 1 000 mL. Sauf en cas de risque vital, cette technique est déconseillée pour la chirurgie carcinologique, ou quand le champ opératoire est infecté. La récupération postopératoire a actuellement peu d’indications en dehors de la chirurgie prothétique du genou réalisée sous garrot.
L’érythropoïétine recombinante humaine (rh EPO) est indiquée en période périopératoire, chez les patients dont l’Hb est comprise entre 10 et 13 g/dL, que ce soit ou non dans le cadre d’une TAD. L’administration de 600 UI/kg, par voie souscutanée, au rythme d’une fois par semaine, est probablement la posologie la plus efficiente.L’élaboration d’une stratégie transfusionnelle doit prendre en compte le type d’intervention et les caractéristiques physiopathologiques de chaque patient. Les techniques autologues ou la prescription de rh EPO ne sont à discuter que lorsque les pertes sanguines prévisibles pour ce type d’intervention sont supérieures aux pertes autorisées par l’abaissement du seuil transfusionnel.
Généralités
Les aspects généraux de la transfusion de sang homologue, notamment la nature des produits sanguins labiles disponibles et les considérations d’ordre immunohématologique, ne sont pas abordés dans cet article. Le lecteur intéressé par ces domaines de la transfusion est invité à consulter les chapitres correspondants de ce traité [6, 15].
Plusieurs notions caractérisent la compensation des pertes de GR en chirurgie.
Grande hétérogénéité des pratiques
Au cours de ces dernières années, la transfusion de GR en chirurgie a fait l’objet d’un nombre important de RBPC émanant de conférences de consensus ou de conférences d’experts [4, 8, 41, 153, 162, 168]. Malgré un tel ensemble de recommandations (tableau I), toutes les études consacrées à la pratique transfusionnelle font apparaître une très grande variabilité des prescriptions. Si l’on considère, par exemple, les interventions pour pontage coronarien, l’incidence du nombre de patients transfusés est extrêmement variable d’un centre à l’autre [66, 147]. Pour un ensemble de 24 centres, la proportion des patients transfusés dans chaque centre va de 27 à 92 % [147].
Des constatations similaires ont été faites lors de l’enquête Sanguis, réalisée dans la communauté européenne (CE) [173].
Le pourcentage de patients transfusés dans chaque centre allait de 17,1 à 100 % pour un pontage coronarien, et de 29,3 à 100 % pour une arthroplastie totale de hanche.
De la même façon, on observe une grande variabilité quant au nombre moyen d’unités de GR utilisées dans chaque centre. Pour une arthroplastie de hanche, ce chiffre peut aller en Europe de 1 à 5 unités [173]. Après cette intervention, 0,3 à 7 % des patients sont sortis du service de chirurgie avec un hématocrite (Ht) inférieur à 24 %et 43 à 64 % sortaient avec un Ht supérieur à 33 %. Il existe donc indiscutablement, dans certains centres, une surconsommation de GR.
L’existence d’un « effet centre » ressort très nettement de toutes ces études.
Transformation progressive du profil des patients transfusés
Aux États-Unis, la proportion des patients transfusés dans un contexte chirurgical ne cesse de diminuer depuis le début des années 1980 [198]. En revanche, le nombre moyen d’unités prescrites à chaque opéré augmente régulièrement [198]. Ceci laisse donc à penser que la transfusion est de plus en plus réservée aux patients qui saignent beaucoup. D’autre part, la proportion d’opérés âgés de plus de 65 ans et qui sont transfusés augmente très régulièrement. Aux États-Unis, cette proportion était de 54,3 % en 1992 [199]. Elle est en France de 56,6 % [122].
Aux États-Unis, 20 %des patients transfusés le sont en orthopédie, 15 % en chirurgie cardiaque ou vasculaire, 5,8 % en chirurgie gastrointestinale et 2,8 %en chirurgie urologique [199].
En France, l’enquête de la Société française d’anesthésie et de réanimation (SFAR)-Inserm, réalisée
en 1996, indique que les patients transfusés pendant l’opération relèvent pour 48 % de l’orthopédie (26 % des actes chirurgicaux réalisés), 14 % de la chirurgie cardiaque (1 % du total des actes chirurgicaux),
9 % de la chirurgie digestive(13 % des actes chirurgicaux), 7 % de la chirurgie vasculaire et 6 % de la chirurgie urologique [115]. On doit remarquer et prendre en compte dans toute réflexion prospective sur la transfusion, le fait que les deux chirurgies les plus consommatrices de sang sont actuellement en pleine expansion.
Disponibilité décroissante des globules rouges homologues
En France, le nombre des prélèvements de sang total homologue baisse régulièrement depuis 1988. De tous les pays de la CE, la France a été, en 1996, celui où la baisse des prélèvements a été la plus forte (- 7,5 %), alors que dans sept pays de la CE, le nombre des prélèvements était en augmentation [3]. Cette disponibilité décroissante des GR homologues s’est pérennisée en France en 1998 du fait de deux mesures nouvelles :
– exclusion du don du sang des volontaires qui ont déjà été transfusés (5 à 6 % des donneurs potentiels) ;
– déleucocytation systématique de tous les prélèvements de sang total entraînant un appauvrissement des unités en GR (de 5 à 7%).
Sans alternatives à la transfusion homologue, une pénurie pourrait résulter du fait que c’est pour les patients de plus de 65 ans que les chirurgies les plus consommatrices sont en pleine expansion, alors que les donneurs volontaires ne peuvent actuellement participer au don du sang que s’ils ont moins de 65 ans.
Relative stabilité du recours aux techniques de transfusion autologue
En France, de 1990 à 1996, le nombre de prélèvements effectués dans le cadre d’une TAD a régulièrement augmenté, mais il s’est stabilisé en= 1997 pour représenter 5,6 %du nombre de prélèvements de sang total [3].
Comme nous le verrons ultérieurement, la place de la TAD est assez fortement remise en cause depuis quelques années, et ce d’autant plus que cette technique s’adresse aux patients qui sont aussi les plus susceptibles de bénéficier d’un traitement par la rh EPO.
La possibilité de réaliser en une seule fois, par aphérèse, le prélèvement des GR autologues, pourrait renforcer quelque peu l’intérêt de la TAD.
Émergence de techniques nouvelles
L’utilisation de la rh EPO est déjà entrée dans la pratique clinique. Le coût de ce médicament est encore élevé, mais une meilleure connaissance de sa posologie efficace devrait en favoriser l’utilisation dans le cadre de la chirurgie réglée et, par là même, en faire baisser le prix.
En revanche, la place et l’avenir des transporteurs d’oxygène restent encore incertains.