Élaboration d’une stratégie transfusionnelle
Quand on prévoit le recours à une technique de transfusion autologue ouà l’EPO,
l’élaboration de la stratégie transfusionnelle doit être adaptée aux pertes prévisibles pour le type d’intervention et aux caractéristiques du patient. Une telle démarche est incompatible avec un système de commande standardisée des CGR, telle qu’elle est notamment réalisée par le système nord-américain avec le maximum surgical blood ordering schedule (MSBOS),
qui est une liste nationale du nombre des concentrés globulaires à prévoir en ne prenant en compte que le type d’intervention.
Ce système trouve sa légitimation dans le fait qu’aux États-Unis et au Canada, le sang homologue n’est délivré à l’établissement de soins qu’après épreuve de compatibilité directe réalisée en laboratoire. Ce système qui prend du temps, implique donc de commander suffisamment à l’avance les CGR que l’on est susceptible d’utiliser. Dans ce cadre particulier, et pour des raisons médicojuridiques, les quantités de CGR demandées pour un programme de TAD se réfèrent aussi aux MSBOS, ce qui conduit à un taux très important (très souvent supérieur à 50 %) de non-utilisation [69]. En revanche, quand le sang homologue est attribué en fonction des recherches d’agglutinines irrégulières (RAI), comme c’est le cas en France, il est plus facile d’adapter les commandes homologues aux besoins particuliers de chaque patient. Il en résulte secondairement que, dans le cadre d’un programme de TAD, on est moins gêné pour commander des quantités minimales de CGR, puisque l’on est pas lié juridiquement à des références nationales.
Évaluation
Les grandes enquêtes, comme Sanguis [173], ont montré que les besoins en sang, pour une intervention donnée, sont très variables d’une équipe à l’autre. La conférence de consensus SFAR-ANDEM [168] considère donc que la première étape de l’élaboration d’une stratégie transfusionnelle adaptée est une évaluation. Cette évaluation doit porter sur la connaissance du volume moyen des pertes sanguines à l’occasion de chaque type d’intervention pratiqué usuellement par l’équipe chirurgicale. Pour cela, on reprend les dossiers transfusionnels des dix dernières interventions du même type, et on détermine pour chacun des dix cas quelles ont été les pertes sanguines réelles. Les pertes réelles ne sont pas les pertes mesurées en salle d’opération et au niveau des drains.
Ces pertes mesurées sous-estiment en effet toujours, et parfois de beaucoup, les pertes réelles. Les pertes réelles qui, paradoxalement, sont donc calculées, représentent la somme :
– des pertes autorisées par l’abaissement du seuil transfusionnel ;
– des quantités de sang (autologue et/ou homologue) qui ont été apportées durant l’intervention et durant les 2-3 jours qui suivent.
Pertes totales = pertes autorisées + volume de sang transfusé
Le plus simple, pour réaliser ce calcul, est de convertir tous les volumes de sang en volumes de GR (Ht = 100 %). Ensuite, on convertit éventuellement le volume de GR en équivalent d’unités de sang homologue (1 unité de sang homologue =170 mL de GR).
Pour les pertes autorisées : le volume de GR = Vth ´ (Hi – Hf) où Vth = volume sanguin théorique ; Hi = Ht initial (au début de l’intervention) ; Hf = Ht final (2-3 jours après l’intervention).
En ce qui concerne le sang autologue, il faut tenir compte du fait que l’Ht des poches pour TAD est souvent très inférieur à celui des unités homologues (1 CGR autologue = 140 mL de GR).
Un exemple de calcul des pertes totales est représenté sur le tableau III.
Stratégie individualisée
Une fois cette évaluation réalisée, on peut alors envisager l’élaboration d’une véritable stratégie qui ne se conçoit que patient par patient, lors de la consultation préanesthésique. Elle se subdivise elle-même en plusieurs étapes.
Détermination des pertes qui seront autorisées sans apport complémentaire
Cela commence par la fixation du seuil transfusionnel (Hf), en tenant compte du terrain du patient. Il est aussi nécessaire de connaître son poids et son Ht au moment de la consultation préanesthésique. Ces chiffres permettent alors de déterminer les pertes autorisées qui sont, rappelons-le, les pertes sanguines peropératoires acceptables par simple abaissement du seuil transfusionnel et sans que l’on ait recours à un apport complémentaire de GR.
Quelle stratégie adopter quand les pertes prévisibles
sont supérieures aux pertes autorisées ?
Dans cette situation, il faut alors envisager un apport complémentaire autologue ou homologue, suivant le terrain du patient et/ou les possibilités locales.
Apport complémentaire autologue
– Si l’Ht initial du patient et le délai de l’intervention le permettent, la technique la plus efficace est indiscutablement la programmation d’une TAD. Il faut simplement se rappeler qu’une TAD standard procure un supplément de GR équivalant à 50-60 % du volume de GR prélevé, et une TAD par aphérèse à 65 %.
– Si le patient est jeune mais trop anémié pour que l’on puisse envisager raisonnablement une TAD, un traitement par rh EPO peut être institué, avec ou sans TAD. Le simple fait de remonter l’Ht au-dessus de 40 % peut augmenter suffisamment le volume des pertes autorisées pour se passer d’un apport complémentaire de GR.
– Si les conditions locales et chirurgicales le permettent, on pourra avoir recours à une récupération peropératoire avec lavage. En dehors d’une chirurgie hémorragique du membre inférieur réalisée sous garrot, la récupération postopératoire est, en général, de très peu d’utilité.
– Une HDNV peut diminuer le volume des pertes sanguines peropératoires si le terrain permet d’abaisser suffisamment l’Ht avant et pendant l’intervention. Mais il s’agit alors d’une technique longue et laborieuse, dont nous avons vu plus haut le faible rendement.
– Il est enfin possible d’envisager des associations de techniques.
L’association d’une TAD à une récupération peropératoire est logique, parce que les gains s’additionnent. Il en est vraisemblablement de même pour l’association d’un traitement par rh EPO et d’une HDNV.
En revanche, une association d’une HDNV et d’une récupération peropératoire est nettement moins logique et probablement peu efficace, dans la mesure où l’HDNV a pour seule justification de diminuer la quantité des GR perdus dans le champ opératoire, ce qui, ipso facto, diminue la quantité de GR à récupérer ! L’association TAD et HDNV n’est pas non plus très logique, car le programme de prélèvements de la TAD abaisse l’Ht préopératoire ce qui diminue le rendement de l’HDNV.
Apport complémentaire homologue
Si le patient a plus de 70-75 ans, et/ou s’il vit loin d’un centre de prélèvement, la solution la plus simple et la plus logique est encore le recours au sang homologue. D’une manière générale, ce raisonnement est applicable à toutes les situations où l’espérance de vie est inférieure à 10 ans [4].
Ce qu’il faut retenir
– Malgré de nombreuses RBPC, les pratiques transfusionnelles en chirurgie restent très variables d’une équipe à l’autre. – La physiologie du TO2 suggère fortement que le seuil transfusionnel ne peut être une valeur unique de la concentration de l’Hb. Quand l’Hb est comprise entre 7 et 10 g/dL, la décision de transfuser doit prendre en compte les différents facteurs connus pour modifier la tolérance à l’anémie, ainsi que l’évolutivité du processus hémorragique et les moyens de surveillance disponibles. – Dans le cadre d’un programme de TAD, trois prélèvements réalisés entre j–20 et j–10 permettent une économie de près de 2 CGR homologues. Cette technique n’est pas recommandée par l’ANAES quand l’espérance de vie est inférieure à 10 ans. – Dans le cadre d’un programme de TAD, une aphérèse réalisée 3 semaines avant l’opération, permet le prélèvement d’une quantité de GR équivalente à celle de deux ou trois prélèvements standards. Cette technique limite le nombre des déplacements et des examens, et semble augmenter la régénération des GR avant l’opération. – La seule contre-indication médicale formelle à une TAD est la présence réelle ou potentielle d’une infection. – L’hémodilution préopératoire ne présente un intérêt que si elle abaisse l’Hb au-dessous de 9 g/dL et si les pertes sanguines prévisibles sont bien supérieures à 30 % du volume sanguin théorique. Même dans ces conditions, son rendement est moindre que celui de la TAD. – L’efficacité de la récupération peropératoire n’a véritablement été établie que dans le cadre de la chirurgie cardiaque et aortique. Sauf en cas de risque vital, cette technique est déconseillée pour la chirurgie carcinologique ou quand le champ opératoire est infecté. – La récupération postopératoire a actuellement peu d’indications, en dehors de la chirurgie prothétique du genou réalisée sous garrot. – Les techniques de récupération périopératoires doivent être encadrées par des procédures d’assurance de la qualité, définies dans la circulaire AFS-DGS de janvier 1997. – La rh EPO est indiquée en période périopératoire, chez des patients dont l’Hb est comprise entre 10 et 13 g/dL, que ce soit ou non dans le cadre d’une TAD. L’administration de 600 UI/kg, par voie sous-cutanée, au rythme d’une fois par semaine, est probablement la posologie la plus efficiente. La relation surcoût-efficacité de l’EPO devrait être encore bien plus défavorable que celle de la TAD – L’élaboration d’une stratégie transfusionnelle doit prendre en compte le type d’intervention et les caractéristiques physiopathologiques de chaque patient. Les techniques autologues, ou la prescription de rh EPO, ne sont à discuter que lorsque les pertes sanguines prévisibles pour ce type d’intervention sont supérieures aux pertes autorisées par l’abaissement du seuil transfusionnel. |
Information et consentement du patient
Compte tenu de son estimation, ainsi que des possibilités de l’établissement de soins et de son environnement, le médecin anesthésiste peut alors discuter avec le patient des solutions raisonnablement possibles, avant de décider avec lui de celle qui sera finalement choisie.Àcette occasion, il lui remettra la feuille de la SFAR ou celle du Ministère de la santé concernant l’information des patients qui doivent être transfusés, ou toute autre feuille d’information élaborée par son équipe ou son établissement en s’inspirant de ces documents.
Cette discussion avec le patient est considérée maintenant comme une étape inévitable de l’élaboration d’une stratégie transfusionnelle.
– Il n’existe pas de stratégie transfusionnelle universellement applicable, et ceci pour plusieurs raisons :
– le seuil transfusionnel est multifactoriel et ne peut être fixé de façon suffisamment précise. D’une part, il n’existe aucune étude de niveau I ou II indiquant pour quel Ht une transfusion améliore les suites chirurgicales. D’autre part, le contexte clinique apparaît souvent plus important à prendre en compte que les seules valeurs de l’Ht et/ou de la concentration d’Hb, pour décider de l’indication d’une transfusion ;
– en quelques années,la qualité des produits
sanguins homologues s’est considérablement améliorée, particulièrement en France.
À titre d’exemple, le risque de transmission transfusionnelle du virus de l’hépatite C est actuellement estimé 100 fois plus faible qu’il y a 4 ans (1/350 000 contre 1/3 000). De ce fait, il est maintenant impossible de comparer objectivement, par des études cliniques, les risques liés aux diverses stratégies transfusionnelles, et de faire des choix en tenant compte de différences dans l’incidence des effets indésirables qui auraient été validés scientifiquement. Ceci laisse donc une large part à la façon dont les médecins prescripteurs et leurs patients perçoivent les différents risques et conduit, in fine, à des comportements différents ;
– sauf situations immunologiques exceptionnelles laissant prévoir la possibilité d’une impasse thérapeutique, il n’y a pas lieu d’envisager une technique autologue quand les pertes prévisibles sont inférieures aux pertes autorisées par le seul abaissement du seuil transfusionnel ;
– de toutes les techniques de transfusion autologue, la TAD apparaît comme la plus efficace pour limiter le recours au sang homologue. Toutefois, la mise en pratique de cette technique demande une très bonne organisation et reste très largement tributaire des possibilités locales. De plus, un débat s’est engagé depuis 3 ans sur le bien-fondé du recours à cette technique, dans certaines circonstances, du fait de sa lourdeur, de ses risques propres qui sont mieux connus maintenant, et de son mauvais rapport coût-efficacité en termes de santé publique. Néanmoins, en cas de pénurie de sang homologue, la TAD est susceptible de constituer un appoint décisif ;
– l’efficacité de l’HDNV n’est réelle que
si le nombre de prélèvementseffectués estsuffisant pour ramener l’Ht préopératoireà moins de 28 % et les pertes sanguines supérieures au volume prélevé. Ceci implique le prélèvement de4 ou 5 unités chez un homme de 75 kg.
Il s’agit à l’évidence d’une manoeuvre longue et qui n’est probablement pas anodine. En revanche, le prélèvement de 1 à 2 unités n’a jamais pu faire la preuve de son efficacité, ce qui n’est pas étonnant parce qu’en théorie, le bénéfice que l’on en attend est très faible. Cette technique est assez peu utilisée en France dans le secteur public [115].Elle peut trouver un regain d’intérêt avec des prélèvements plus importants, la possibilité d’élever l’Ht initial par l’administration de rh EPO et, à l’avenir, l’utilisation concomitante d’un transporteur d’oxygène ;
– la récupération peropératoire apparaît indiscutablement efficace, mais souvent limitée.Commeil est recommandé de laver le sang récupéré pendant l’intervention, cette technique nécessite un investissement en matériel relativement élevé, ce qui implique pour son amortissement des indications fréquentes. De ce fait, elle ne peut être accessible à tous les centres chirurgicaux ;
– l’introduction des rh EPO dans la pratique chirurgicale est probablement actuellement le fait majeur en matière de transfusion. L’utilisation de ces produits est encore limitée par leur coût et une évaluation encore incomplète de leurs effets indésirables. Mais quand leur posologie et leurs indications auront été bien précisées, ces produits seront inévitablement moins onéreux, et seront alors susceptibles de profondément modifier la stratégie transfusionnelle pour les patients de chirurgie ;
– quant à la place des transporteurs d’oxygène (solution d’Hb ou fluorocarbones), on ne la connaîtra pas véritablement avant d’assez nombreuses années.