Hypophosphorémie en réanimation

Le phosphore, premier anion intracellulaire, joue un rôle essentiel dans le métabolisme énergétique (glycolyse et formation de l’adénosine triphosphate), dans la composition des structures membranaires et dans le transport de l’oxygène jusqu’aux tissus. Si l’hypophosphorémie est une anomalie biologique peu fréquente et le plus souvent modérée chez le patient hospitalisé, la réanimation représente une situation où se conjuguent terrains et facteurs de risque. Cette déplétion définie comme profonde si elle est inférieure à 0,40 mmol.L-1 peut se traduire par des troubles neuromusculaires et cardiovasculaires imposant une correction rapide. Un apport parentéral permet alors une correction des troubles du métabolisme énergétique et des anomalies du relargage tissulaire de l’oxygène. Cette administration doit se faire sous contrôle de la magnésémie, de la kaliémie et de la calcémie.
Mots-clés : hypophosphorémie, réanimation, 2,3 diphosphoglycérate, métabolisme énergétique, ventilation mécanique, acidocétose, alcoolisme.
Introduction
Les hypophosphorémies sont relativement fréquentes en réanimation et peuvent, par leur sévérité, avoir des conséquences physiopathologiques graves [2, 13].
Le phosphore, principal anion intracellulaire, joue en effet un rôle physiologique essentiel dans le métabolisme énergétique comme dans l’oxygénation tissulaire [31].
Sa concentration plasmatique n’est qu’un reflet très infidèle du pool des phosphates puisque les liquides extracellulaires ne contiennent que 1 % du pool total.
Ainsi la phosphorémie peut être normale à l’état basal malgré l’existence d’un déficit important [31].
Rôle du phosphore
Au sein du tissu osseux, le phosphore forme, avec le calcium, les cristaux d’apatite déposés sur la matrice de collagène. Cette forme représente 85 % du phosphore de l’organisme [31].
En dehors de l’os, le phosphore exerce plusieurs fonctions indispensables à l’organisme, en particulier au sein du métabolisme cellulaire :
– les phosphates représentent le principal tampon intracellulaire et urinaire ;
– ils entrent dans la composition des acides nucléiques ainsi que des phospholipides de la membrane cellulaire. Sous forme de mono-, di- et triphosphate d’adénine et de guanine, ils permettent le stockage et la libération d’énergie ou l’activation enzymatique par Le rôle du phosphore s’avère tout aussi fondamental dans d’autres fonctions biologiques :
– il régule la synthèse du 2,3 diphosphoglycérate (2,3 DPG), dont l’abaissement augmente l’affinité de l’hémoglobine pour l’oxygène (diminution de la P50) et ralentit le relargage de l’oxygène vers les tissus ;
– il participe aux mécanismes de défense, par son action sur l’activité des polynucléaires.
Ainsi, nombre de manifestations cliniques reflètent les anomalies induites par
l’hypophosphorémie dans le transport de l’oxygène et dans le métabolisme énergétique [2].
Métabolisme du phosphore
DISTRIBUTION DU PHOSPHORE DANS L’ORGANISME
Un adulte de 70 kg possède environ 700 g de phosphore, soit 23 000 mmol (1 g = 32 mmol). La répartition du phosphore est assez superposable à celle du calcium.
Quatre-vingt-dix pour cent du phosphore est contenu dans le tissu osseux sous forme d’hydroxyapatite, 9 % se trouve dans les cellules des tissus mous où la concentration est de 80 mmol à 100 mmol.L-1 et seulement 1 % est situé dans le secteur extracellulaire.
Une partie du pool phosphoré est intraérythrocytaire sous forme d’ester phosphorique et de phosphore libre, participant directement à la fonction de transporteur d’oxygène de l’hématie.
Dans le plasma, le phosphore circule sous deux formes : organique et inorganique. La forme inorganique plasmatique se trouve soit liée aux protéines pour 10 %, soit sous forme complexée au calcium et au magnésium, soit libre sous forme de phosphates ionisés (HPO4 NaHPO4 – ou H2PO4 -).
Le phosphore plasmatique se trouvant principalement sous forme de phosphates, le terme de phosphatémie est plus fréquemment utilisé que celui de phosphorémie.
La phosphatémie habituellement mesurée correspond à la concentration de phosphore inorganique libre à la concentration de 1 mmol.L-1, avec d’importantes variations allant de 0,80 à 1,40 mmol.L-1 (25 à 45 mg.L-1). La phosphatémie variant le long du nycthémère et diminuant après ingestion de glucose, son dosage doit être effectué le matin à jeun.
À la différence du calcium dont la concentration est très stable, celle des phosphates présente des variations liées principalement aux mouvements entre les compartiments intra- et extracellulaires sousla dépendance de facteurs multiples. La sécrétion d’insuline, induite par l’apport de glucose, stimule la glycolyse, consommatrice de phosphore (stimulation de l’hexokinase). L’alcalose respiratoire provoque une entrée massive de phosphore dans la cellule. La phosphorémie varie également en fonction de l’apport alimentaire, de l’excrétion rénale et d’un rythme nycthéméral. Le phosphore présente ainsi une variation d’environ 0,50 mmol.L-1 (valeurs de 0,95 à 1,45 mmol.L-1) avec un nadir le matin entre 8 et 12 heures et un pic entre 2 et 6 heures [33].
ABSORPTION DU PHOSPHORE
L’absorption des phosphates alimentaires (besoin journalier d’environ 1 g couvert par l’alimentation) se fait tout le long du tube digestif, mais principalement dans le jéjunum et l’iléon où l’absorption nette est de l’ordre de 65 % des phosphates
ingérés. Inversement proportionnelle à l’apport alimentaire en calcium, cette absorption intestinale, qui requiert la présence de sodium, est accrue principalement par le 1-25 dihydroxycholécalciférol (après désorganification par les phosphatases alcalines du duodénum) et indirectement par la parathormone et l’hormone de croissance. Les acides favorisent l’absorption du phosphore alors que les sels d’alumine la diminuent. Les ions calcium et magnésium diminuent l’absorption du phosphore en se chélatant avec celui-ci dans la lumière digestive.
EXCRÉTION DU PHOSPHORE
Si 10 % des phosphates sont éliminés dans les selles, les reins restent la voie d’excrétion principale.
Environ 600 mg sont excrétés quotidiennement ce qui résulte d’un équilibre entre la filtration glomérulaire, la réabsorption tubulaire proximale et une éventuelle sécrétion tubulaire distale.
Il existe un cycle nycthéméral de l’excrétion urinaire de phosphore, la phosphaturie étant minimale le matin et augmentant jusqu’à minuit.
Pour cette raison, le phosphore inorganique doit toujours être mesuré dans un échantillon de plasma prélevé le matin à jeun afin que les mesures soient comparables.
L’excrétion urinaire du phosphore est augmentée par la parathormone (par inhibition de la réabsorption tubulaire), le calcium et la calcitonine tandis qu’elle est réduite par la vitamine D et par l’hormone de croissance.
MÉTABOLISME OSSEUX DU PHOSPHORE
Chez le sujet sain, le bilan des échanges entre les secteurs osseux, extracellulaire et les tissus mous est nul. Néanmoins, en cas de déplétion persistante, il peut exister une mobilisation du phosphore osseux au profit des cellules des tissus mous afin de maintenir une concentration intracytoplasmique stable.
Incidence des hypophosphorémies
La prévalence des hypophosphorémies dans une population hospitalisée varie de 0,25 à 2,15 % mais celle-ci peut s’élever à 5 à 10 % en réanimation et atteindre 25 % dans certaines populations [29]. On distingue les hypophosphorémies modérées entre 0,4 et 0,8 mmol.L-1, des hypophosphorémies sévères inférieures à 0,4 mmol.L-1 qui s’accompagnent fréquemment de signes cliniques imposant un traitement.
L’incidence de ce trouble varie avec le motif d’hospitalisation, ainsi l’hypophosphorémie est plus fréquente en postopératoire chez des patients sous nutrition parentérale ou présentant un sepsis [13].
Dans une étude réalisée auprès de 10 197 patients hospitalisés au cours d’une année dans un même centre hospitalier, il a été retrouvé une incidence globale de 0,43 % d’hypophosphorémie sévère. Cette incidence atteignait 14,6 % chez les diabétiques en acidocétose avec une mortalité quatre fois supérieure à la moyenne pour les patients présentant un trouble sévère [7].