Thromboses veineuses postopératoires des membres inférieurs

Gabriel Lévy : Attaché-consultant des Hôpitaux
Département d’anesthésie-réanimation (Pr François), CHU de la Timone, Boulevard Jean-Moulin,13385 Marseille cedex 5 France
Patrick Broin : Chef de clinique-assistant des Hôpitaux
Service de cardiologie A. (Pr Bory), CHU de la Timone, Boulevard Jean-Moulin, 13385 Marseille cedex 5 France
Michel Bory : Professeur des Universités, praticien hospitalier Service de cardiologie A. (Pr Bory), CHU de la Timone, Boulevard Jean-Moulin, 13385 Marseille cedex 5 France
Résumé
La thrombose veineuse reste une des principales complications postopératoires.
Certes, son incidence diminue en raison d’une prévention quasi systématique, mais les moyens de diagnostic, de prévention et de traitement sont l’objet de fréquents progrès et de mises au point continuelles. Ainsi, des moyens de diagnostic comme l’écho-Doppler, des méthodes de prévention comme les antivitamines K, ou de traitement comme les héparines de bas poids moléculaire et l’hirudine sont encore en cours d’évaluation. Les modalités pratiques de leur mise en oeuvre et leurs coûts demeurent des questions débattues. Dans ces conditions, il est indispensable d’actualiser fréquemment le chapitre des thromboses veineuses profondes (TVP) postopératoires, en tenant compte des recommandations des récentes réunions de consensus [18, 19, 80].
Cependant, pour les aspects relativement inchangés des TVP, tels que les mécanismes ou l’anatomiepathologie, les auteurs prient le lecteur de consulter les chapitres qui leur sont consacrés dans le volume ” Cardiologie-Angéiologie ” de l’Encyclopédie Médico-Chirurgicale [81].
EVALUATION DU RISQUE
Plus d’un million et demi de personnes subissent annuellement en France
une intervention chirurgicale.Le risque de TVP est-il suffisamment important pour imposer une prévention systématique ? Pour y répondre, il est nécessaire de connaître l’incidence des TVP en l’absence de toute prévention et d’identifier les facteurs de risque certains.
Difficultés de l’évaluation du risque
Cette évaluation se heurte à deux difficultés d’ordre méthodologique :
la validité des groupes de référence dans les essais thérapeutiques et l’exactitude du critère diagnostique utilisé. En effet, les seuls malades qui n’ont pas bénéficié d’une prévention et qui ont été correctement étudiés, sont ceux qui étaient inclus dans les groupes de référence des essais thérapeutiques. Mais ces essais, pour des raisons évidentes de performance et de rapidité, portent sur les malades pour lesquels le risque est le plus élevé [14]. Ainsi, ils ne permettent pas d’évaluer le risque pour le sujet jeune ou pour une intervention de moins de 30 min [9]. D’autre part, des groupes de référence n’existent pas ou sont d’effectif réduit, en neurochirurgie car la prophylaxie par l’héparine n’est pas la règle et en chirurgie cardiovasculaire où le malade reçoit toujours de l’héparine. Pour ces raisons, les études de prévention intéressent essentiellement les chirurgies viscérale, orthopédique et gynécologique. Enfin, il n’est pas rare que la phlébite soit diagnostiquée après le 10e jour [20, 57] et l’incidence des phlébites tardives n’est pas toujours prise en compte dans ces séries. En définitive, la population des groupes de référence des essais thérapeutiques n’est pas obligatoirement celle d’un chirurgien ou d’un service donné, et l’incidence des TVP peut-être surestimée [18].La deuxième difficulté méthodologique est fondamentale. En effet, l’objectif de la prophylaxie est de prévenir l’embolie pulmonaire et la maladie postphlébitique, le critère d’efficacité étant la réduction de l’une et de l’autre. Or, en raison de la faible incidence de l’embolie pulmonaire, il faudrait, pour mettre en évidence l’efficacité de la prévention, un nombre considérable de malades dans des essais comparatifs [3, 17, 71]. En outre, ces essais devraient comporter, comme preuve objective, des contrôles angiopneumographiques ou scintigraphiques, difficiles à mettre en oeuvre systématiquement, à renouveler et éthiquement contestables.
Pour la maladie postphlébitique contrairement à sa dénomination, l’accord n’est pas fait sur son origine.Ainsi, Browse [12] dans un article intitulé : ” La jambe postphlébitique est-elle toujours postphlébitique ?… “, conclut que ce syndrome peut survenir en l’absence de thrombose veineuse et qu’il n’est pas non plus inéluctable quand la thrombose survient. A défaut de critère définitif d’efficacité, les études contrôlées utilisent comme critère le diagnostic d’une TVP, critère intermédiaire, dont il faut discuter la validité en tant que critère de substitution de l’embolie pulmonaire mortelle ou non mortelle. Ainsi, le dextran prévient aussi bien que l’héparine l’embolie pulmonaire (critère définitif), mais moins bien la TVP (critère intermédiaire). Or, toutes les évaluations du risque de TVP postopératoire en l’absence de prévention, font appel à un diagnostic fondé, à un moment précis, mais arbitraire, sur le fibrinogène marqué (le plus souvent), la phlébographie ou l’écho-Doppler et ne tiennent pas compte de l’évolution ultérieure du thrombus mis en évidence par ces techniques. L’histoire naturelle de la maladie est donc mal appréciée.
il faut rappeler que les études prises en compte pour évaluer ce risque s’étendent sur une durée d’une vingtaine d’années. Mais en raison de l’amélioration générale de la qualité des soins périopératoires, l’incidence des TVP et surtout des embolies pulmonaires ne fait que diminuer [71, 92]. Dans ces conditions, seules les plus récentes études devraient être retenues.En définitive, ces difficultés d’ordre méthodologique ne permettent pas aujourd’hui d’évaluer, de façon précise, l’incidence des TVP postopératoires en l’absence deprévention.
En revanche, il est possible d’établir les variations de cette incidence seloncertains facteurs généraux (variations géographiques, saisonnières) ou spécifiques(malade, affection, intervention) et d’identifier ainsi les circonstances au cours desquelles ce risque augmente.
Facteurs généraux de variations du risque
Variations géographiques
Le risque de TVP paraît moins élevé en Amérique du Nord (14 à 18 %)qu’en Europe (28 à 32 %), sans que cette différence soit expliquée avec certitude.
Aucune hypothèse concernant une différence raciale ou alimentaire n’est retenue. Il est probable que des insuffisances méthodologiques soient en cause, par exemple la disparité des moyens diagnostiques selon les pays [14, 46].
Variations saisonnières
Ce facteur est souvent signalé par les chirurgiens sous la forme ” d’épidémies saisonnières “. Mais, si certains travaux [52, 97] ont montré une incidence plus grande des TVP en hiver qu’en été, les auteurs conviennent que les causes sont difficiles à cerner et que la preuve de cette différence reste à faire.
Facteurs spécifiques de variations du risque
Le malade et ses habitudes
L’évaluation de ce risque spécifique est incomplète du fait de l’absence, dans la plupart des études, d’une description de l’état du malade.
Il est rare, en effet, de trouver dans les groupes de référence, des renseignements concernant leur état veineux ou cardiorespiratoire. Au contraire, certains paramètres tels que l’âge ou le sexe sont toujours rapportés et peuvent être étudiés en faisant appel, non seulement aux groupes de référence sans prophylaxie, mais aussi aux groupes traités.
Les facteurs de risque retenus par la conférence de consensus de l’Assistance publique de Paris, figurent sur le tableau I.
L’analyse des résultats ne laisse aucun doute pour des facteurs tels que l’âge, l’obésité, les oestroprogestatifs, les anomalies de l’hémostase. Pour les facteurs écartés, seul le sexe l’est de façon certaine. Pour la race, le groupe sanguin et le tabac, ils ne sont pas retenus en raison d’incertitudes dues à des résultats contradictoires [15, 16, 84]. Toutefois des imprécisions subsistent même pour les facteurs retenus. Ainsi, l’âge est mal défini car les études portent soit sur des tranches d’âge relativement larges, soit sur des seuils contestables. Il en est de même pour l’obésité qui est exprimée en pourcentage de surpoids par rapport au poids idéal ou en indice de masse corporelle.Les oestroprogestatifs continuent à faire courir un risque en dépit de leur faible concentration en oestrogène. Ce risque est corrélé avec la durée du traitement [6]. Il est recommandé d’arrêter leur administration 4 semaines avant l’intervention, sauf pour une chirurgie mineure avec une courte durée d’anesthésie et d’immobilisation [34] ou chez la femme sans autre facteur de risque [89].
Des anomalies de l’hémostase prédisposant aux thromboses veineuses sont trouvées dans 15 à 25 % des cas [63], lorsqu’une TVP survient inopinément chez un sujet jeune (moins de 40 ans) ou lorsqu’il s’agit d’une forme récidivante ou familiale. Ces anomalies sont soit primitives (tableau II), soit secondaires à une affection (tableau III).
L’ensemble de ces facteurs de risque spécifiques au malade
a donné lieu à la recherche d’index de risque.Certains index privilégient les données cliniques [15, 61, 96], d’autres les données biologiques [77]. Malgré leur diversité et le grand nombre de paramètres inclus, ils s’avèrent le plus souvent incomplets, complexes et sans intérêt pratique.
Affection nécessitant l’intervention et maladies intercurrentes
Le cancer (tableau IV) est un facteur de risque importante de TVP avant l’intervention et dans la période postopératoire. Cette incidence est la plus élevée pour les cancers du pancréas, du poumon, du côlon, de la prostate, des organes génitaux et urinaires, du sein ; elle est la plus faible pour les cancers ORL et les cancers osseux.
Les réinterventions, la radiothérapie préopératoire et la chimiothérapie majorent cette incidence [56] que ni le stade évolutif ni l’existence de métastases ne modifient [15].La prévalence des TVP et des embolies pulmonaires est relativement élevée chez les malades atteints d’une cardiopathie, en dehors de toute intervention chirurgicale.
Cependant, les études qui portent sur la majoration du risque thrombotique due aux cardiopathies dans la période postopératoire sont peu nombreuses
et contradictoires, et seules les cardiopathies décompensées sont actuellement retenues [18].Les antécédents de maladie thromboembolique
sont considérés comme un facteur important, malgré des divergences apparentes dans les résultats publiés [15, 87, 88].La démonstration de leur influence est fondée sur le fait que ce risque est marqué en l’absence de prophylaxie et, au contraire, non évident lorsque les malades reçoivent un traitement préventif [6, 15, 16, 73, 77].La même démonstration s’applique aux varices.Le diabète n’est pas reconnu comme facteur de risque dans les quelques études publiées, à l’exception de celle de Veth et coll.[94]. L’alitement ou la réduction de l’autonomie de marche sont des facteurs admis.Certaines causes de l’alitement, telles que le cancer ou la nécessité d’une nutrition parentérale, majorent le risque. L’infection préopératoire, à la différence de l’infection postopératoire, n’augmente pas le risque de TVP [61, 91]. Enfin, le rôle d’une anémie préopératoire, longtemps considérée comme un facteur prédisposant à la thrombose, n’est plus retenu en raison de résultats contradictoires [76, 96].
Intervention
Il n’est pas facile de distinguer les facteurs de risque propres à l’acte chirurgical de ceux de l’environnement opératoire.
Ainsi, certains paramètres rassemblés dans le tableau V, comme la durée de l’anesthésie ou l’importance des pertes sanguines, dépendent étroitement du type de l’intervention. Par ailleurs, il faut tenir compte, pour chacun d’eux, de l’existence ou non d’un cancer, du caractère réglé ou urgent, de l’âge du malade…
D’une manière globale, l’incidence des TVP pour les malades âgés de plus de 40 ans et non soumis à une prophylaxie est de 17 à 21 % pour la chirurgie viscérale (7 % de TVP proximales) [14] et de 48 à 54 % pour la chirurgie orthopédique (26 % de TVP proximales) [17, 42, 92]. Dans la chirurgie viscérale, l’incidence est la plus haute pour les chirurgies colorectale et thoracique (30 à 35 % environ), la plus faible pour la chirurgie de la lithiase biliaire (3 %) et intermédiaire pour la chirurgie gynécologique (16 à 20 %, en tenant compte de la chirurgie carcinologique) [16, 96]. Dans la chirurgie orthopédique, l’incidence est élevée pour les prothèses totales de genou (53 %), mais les phlébites sont le plus souvent surales [50, 53, 88]. C’est l’inverse dans le cas des prothèses totales de hanche (51 %) pour lesquelles le taux de phlébites proximales est important (26 %). Ces phlébites sont observées au moins une fois sur trois sur le membre non opéré [42, 92]. De plus, une particularité doit être signalée : la possibilité de survenue tardive de la phlébite après le huitième jour [52, 85]. En ce qui concerne la chirurgie post-traumatique, les seules études disponibles portent sur les fractures du col fémoral. L’incidence des TVP est du même ordre de grandeur que pour les prothèses totales de hanche (PTH). Elle est mal connue pour les traumatismes rachidiens.
Elle est d’environ 20 % après laminectomie, mais devient considérable (80 %) en cas de paraplégie [33].La durée de l’hospitalisation précédant l’intervention et l’existence d’une chirurgie préalable ne sont pas retenues comme facteurs de risque, sauf lorsqu’il s’agit d’une réintervention pour récidive néoplasique [15]. Au contraire, la durée de l’anesthésie et de l’intervention, malgré des controverses [73, 77, 85], sont des facteurs de risque admis, sans pouvoir préciser s’ils sont indépendants ou covariants. La voie d’abord, la technique chirurgicale (comme par exemple la pose ou non d’un garrot dans la chirurgie du genou, l’utilisation de ciment dans les prothèses de hanche) et les pertes sanguines peropératoires ont été analysées. La preuve de leur influence dans la survenue d’une TVP n’est pas acceptée en raison de données insuffisantes ou de résultats divergents.Si l’évaluation des facteurs de risque de survenue d’une TVP postopératoire est une démarche mal aisée, est-il possible au moins de sélectionner les malades qui peuvent être dispensés d’une prophylaxie systématique ? L’accord s’est fait pour le sujet de moins de 40 ans, sans facteur de risque personnel ou familial, opéré d’une chirurgie dite non thrombogène (ORL, biopsie…) ou pour une chirurgie orthopédique de courte durée et sans immobilisation (méniscectomie sous arthroscopie par exemple).